Lorsque nous avons précédemment constaté des divergences entre les représentations que nous nous faisons les uns et les autres du bonheur, nous n'avons pas été attentifs à un point : celui qui répond que le bonheur réside dans la santé, c'est le malade ; celui qui voit le bonheur dans la richesse, c'est celui qui en manque ; l'enfant rêve son bonheur pour plus tard, quand il semble au vieillard que le bonheur est passé.
En un mot : le bonheur, ce serait finalement toujours ce que nous n'avons pas et qui nous manque, ce qui soulève une deuxième difficulté : nous ne nous sentons pas heureux, comme si sans cesse le bonheur ne pouvait que nous échapper. Il nous semble ainsi impossible de nous installer dans un état durable de satisfaction pleine et entière, maintenus dans la conscience sans cesse reconduite d'un manque.
Nous pouvons alors nous demander si cette insatisfaction n'est pas inhérente à notre condition, constituant une limite infranchissable, du fait de laquelle il serait vain de travailler à notre bonheur.
Extrait :
J’ai remarqué dans les vicissitudes d’une longue vie que les époques des plus douces jouissances et des plaisirs les plus vifs ne sont pourtant pas celles dont le souvenir m’attire et me touche le plus. Ces courts moments de délire et de passion, quelque vifs qu’ils puissent être ne sont cependant et par leur vivacité même, que des points bien clairsemés dans la ligne de la vie. Ils sont trop rares et trop rapides pour constituer un état, et le bonheur que mon cœur regrette n’est point composé d’instants fugitifs mais un état simple et permanent, qui n’a rien de vif en lui-même, mais dont la durée accroît le charme au point d’y trouver enfin la suprême félicité.
Tout est dans un flux continuel sur la terre ; rien n’y garde une forme constante et arrêtée, et nos affections qui s’attachent aux choses extérieures passent et changent nécessairement comme elles. Toujours en avant ou en arrière de nous, elles rappellent le passé qui n’est plus ou préviennent l’avenir qui souvent ne doit point être : il n’y a rien là de solide à quoi le cœur se puisse attacher. Aussi n’a-t-on guère ici-bas que du plaisir qui passe ; pour le bonheur qui dure je doute qu’il y soit connu. A peine est-il dans nos plus vives jouissances un instant où le cœur puisse véritablement nous dire : Je voudrais que cet instant durât toujours; et comment peut-on appeler bonheur un état fugitif qui nous laisse encore le cœur inquiet et vide, qui nous fait regretter quelque chose avant, ou désirer encore quelque chose après ?
Jean-Jacques ROUSSEAU, Les Rêveries du Promeneur Solitaire, Cinquième Promenade, dans Collection complète des œuvres de J. J. Rousseau, Genève, 1848, p. 442-443.
Questions :
1. Rousseau réfléchit ici à la question du bonheur dans l'examen rétrospectif de son existence passée : que permet ce procédé ? À quelles illusions cela permet-il d'échapper, et dont nous pourrions être victimes dans le temps présent ?
2. Pour quelles raisons les plaisirs intenses ne sauraient-ils constituer le bonheur ?
3. Analysez dans cet extrait les deux champs sémantiques de la fugacité, et de la permanence : que constatez-vous ?
4. Expliquez la généralisation que l'auteur en retire : "[t]out est dans un flux continuel sur la terre".
5. Expliquez la conclusion pessimiste à laquelle aboutit l'auteur dans cet extrait.
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